En 1980, le Groupe international d’études pour le chant et la musique, Universa Laus, publie un premier document qui s’intitulait, lui aussi, De la musique dans les liturgies chrétiennes. En 2002, ce même groupe achève un second Document qui porte le même titre et qui ne sera rendu public qu’en 2003. Si le premier texte, composé de points de repère et de convictions, a fait l’objet d’un livre, le second texte a uniquement été publié sous sa forme originelle faite de “convictions” axées sur la célébration en esprit et en vérité, « d’un seul cœur et d’une même voix », dans la revue La Maison-Dieu, à charge des différentes revues d’ensuite “commenter” ce document. C’est ce que nous avons tenté de faire ici en regroupant sous six chapitres les vingt-neuf numéros des trois parties du document : De l’écoute, De l’acte de chant en liturgie et Célébrer d’un seul cœur et d’une même voix. Après une introduction générale situant le document dans son contexte, nous traiterons successivement  de : L’écoute de la Parole, Le silence et l’écoute, Le chant et l’homme, Le chant liturgique, D’un seul cœur et du Mystère pascal.

Introduction

En 1966, à Lugano en Suisse, des musiciens et des liturgistes s’associent pour fonder officiellement un Groupe international d’études pour le chant et la musique dans la liturgie. Parmi les membres fondateurs, pour l’ère francophone, on trouve les noms de J. Gelineau, L. Deiss, D. Julien, R. Reboud. Ce groupe de liturgistes-musicologues se réunit pour la première fois en 1962 pour soutenir le travail de ceux qui devraient présenter des textes et des schémas aux Pères du Concile Vatican II. Leurs travaux de recherche dans le domaine de la musique liturgique ont été publiés dans la collection Kinnor éditée par Fleurus et dans des numéros spéciaux de la revue Eglise qui chante. Ils sont à la base d’une musicologie liturgique en langue française. Les questions sont traitées selon différents points de vue : historique, théologique, technique et pastoral.

Les années qui suivirent le Concile firent apparaître la nécessité de tenir compte de la culture d’un peuple si l’on voulait aborder les questions de chants liturgiques. Parler de culture supposait l’usage des sciences humaines telles que la sémiologie, l’anthropologie culturelle, la sociopsychologie. Le livre de Gino Stéfani, L’Acclamation de tout un peuple, publié en 1967, montra que « tout acte de chant est un “geste vocal” qui a son enracinement corporel et son environnement socioculturel ». Toute étude concernant la musique liturgique devait désormais s’inscrire dans la trilogie : Musique – Rite – Culture.

En 1977, le groupe d’Universa Laus décida de consigner le fruit de ses recherches et de sa réflexion dans un document. Celui-ci se voulait à la fois un « manifeste » et un texte de référence. Ce document vit le jour en 1980. Il s’intitule : De la musique dans les liturgies chrétiennes. Il est rédigé en deux parties : I. Points de Repère et II. Convictions. Celles-ci reprennent en quarante-cinq aphorismes le contenu des dix chapitres de la première partie pour leur donner une forme plus incisive et plus stimulante. Ce Document Universa Laus 1980 a fait l’objet d’un commentaire développé rédigé par Cl. Duchesneau et de M. Veuthey et publié en 1988 sous la forme d’un livre, Musique et Liturgie, aux éditions du Cerf dans la collection Rites et Symboles.

Le groupe, qui se réunit toujours aujourd’hui, fin août pour les assemblées internationales et fin janvier pour les participants de l’ère francophone, n’a jamais cessé de mener une réflexion approfondie sur des questions suscitées par la musique dans la liturgie. En 1988, germa l’idée de rédiger un second document. Son élaboration effective débutera en 1995 et ne verra le jour qu’en 2003. Ce Document Universa Laus II, composé, comme le premier, de points de repère et de convictions, ne fait pas l’objet d’une édition séparée. A charge des différentes revues liturgiques de le faire connaître et, éventuellement, de le commenter.

Le texte du Document s’inspire des différentes conférences qui ont été données durant les réunions d’été. Les thèmes de celles-ci ont évolué. Au départ, les trilogies inspiratrices furent tout d’abord culture-musique-liturgie, ensuite texte-musique-rite, et enfin corps-voix-écriture. Comme le fait remarquer J.-Cl. Crivelli, « le Document II ne traite pas tant de la musique et du chant dans les assemblées que de l’homme célébrant en esprit et vérité, avec ses frères et ses sœurs, le Père de Jésus Christ. Ce que l’on essaie ici de qualifier c’est bien l’acte de célébration au cœur de chacun, l’action de grâce en travail dans le cœur, l’esprit et le corps de chacun dans la communion de tous. Il s’agit donc d’une “posture” qui saisit tout l’être ; et chaque être : qu’il soit prêtre président, musicien organiste ou chantre, fidèle jeune ou moins jeune. » La musique et le chant sont uniquement des moyens pour mettre tout notre être dans cette “posture”, mais ils ne sont pas nécessaires. Cette idée reprend celle énoncée par la Préface commune IV du Missel : « Tu n’as pas besoin de notre louange, et pourtant c’est toit qui nous inspires de te rendre grâce : nos chants n’ajoutent rien à ce que tu es, mais ils nous rapprochent de toi. »

Toute l’action liturgique s’articule autour du dialogue d’Alliance entre Dieu et son peuple. Comme le dit la brève préface du Document :

Dieu crée en parlant. Tout homme est appelé à s’associer à cette œuvre de création. Le Verbe suscite un peuple qui parle et reste à l’écoute. Chaque chrétien est invité à se rendre disponible et vigilant pour donner à Dieu sa réponse.

L’écoute de la Parole

« Ecoute, Israël ! » (Dt 6, 4) Tout chrétien est d’abord un homme qui écoute. Ainsi, dans toute célébration, nous devons être avant tout dans une attitude de disponibilité et de vigilance, attentifs à l’écoute de la Parole de Dieu. « J’écoute : que dira le Seigneur Dieu ? » (Ps 84, 9) Voilà pourquoi il était important de commencer le Document par une série de réflexions sur l’écoute.

Ecouter engage la totalité du corps individuel. L’état d’écoute par lequel l’homme « tend l’oreille » met en éveil tous ses sens, si bien que son corps devient toute ouïe. L’oreille gouverne le corps engagé dans l’écoute. L’homme existe du fait que tout son être est appelé par l’écoute.
En écoutant la parole des autres, celui qui était infans apprend à parler, il intègre l’image de son propre corps écoutant et parlant : il advient à son être singulier et au monde. Notre façon d’être et notre qualité d’écoute dépendent de la manière dont nous avons nous-mêmes été accueillis et écoutés.

Ces deux premières réflexions semblent directement inspirées des travaux du docteur A. Tomatis. Ainsi ce dernier dans L’oreille et le langage montre-t-il qu’ « être au guet fut sans doute pour l’oreille l’une de ses premières attitudes ». L’homme sera très vite capable de mémoriser et de structurer toutes ces informations que lui transmet son « oreille-radar » et dont il a désormais conscience. L’oreille est à la base de l’apprentissage du langage parlé ; par elle, l’homme accède peu à peu à l’humain. « La création progressive de la fonction parlée : tel est notre premier apprentissage humain. » Notons aussi que par le fait que nous nous entendons parler – nous sommes notre premier auditeur – « l’oreille devient donc l’organe majeur du contrôle de notre information dirigée vers l’extérieur, de notre geste vocal informationnel, de notre langage. »

Dans un ouvrage plus récent, Ecouter l’univers, A. Tomatis montre à nouveau l’importance de l’écoute de le rapport que l’homme établit avec le monde et avec Dieu. En voici deux citations pour illustrer ce propos : « De l’écoute dépend la réelle insertion de l’homme dans son milieu de vie. Sa communication avec l’environnement, avec autrui, et d’abord avec lui-même, peut alors s’instaurer sur le mode d’un véritable dialogue. » « L’écoute trouve désormais sa place dans l’anthropologie, et même une place de choix, car d’elle dépend la vertigineuse avancée de l’Anthropos suscitée par le langage, manifestation phénoménologique du Verbe générateur du cosmos. » Cette dernière citation nous renvoie au Prologue de l’Evangile de Jean : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Par lui, tout s’est fait, et rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans lui. […] Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire. » (Jn 1, 1,2 – 14) Le langage est bien au centre du développement de l’homme. Toute la réflexion du docteur Tomatis aboutit au fait que « la finalité de l’homme, s’il en est une, est bien de savoir écouter, c’est-à-dire s’investir pleinement dans le rôle qui lui a été assigné ». L’homme est appelé à écouter l’esprit qui lui parle et à lui répondre par un « fiat ». Ainsi nous sommes ramenés à l’être liturgique qui dit à son Dieu : « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute. » (1 Sa, 3, 9) ou encore « Que ta volonté soit faite ! » Un seul homme s’est véritablement mis à l’écoute du Père : c’est Jésus Christ. C’est à lui que la liturgie cherche à nous configurer, en Eglise.

Notre écoute est capable d’offrir l’hospitalité à l’autre tel qu’il est. Dans ce qu’il exprime, nous pouvons être attentifs à ce qu’il dit, à ses silences, à sa relation à Dieu, à la rumeur du monde en lui et autour de lui, à l’inouï que révèlent sa parole et son silence.

Dans un ouvrage de réflexion sur l’écoute dans l’entretien psychanalytique, L’Ecoute, Maurice Bellet parle, lui aussi, d’“hospitalité”. « S’il fallait donner une figure sociale à l’écoute, la meilleure serait sans doute du côté de cette pratique antique, perdue, voire impossible en notre monde : l’hospitalité. Ecouter, c’est se faire l’hôte de l’hôte qui vient. L’hôte ne demande rien à celui qu’il reçoit, il n’a pas souci de l’enseigner, le conduire, lui faire avouer la vérité. Il parle ou se tait selon ce qui lui paraît le gré de l’autre. L’hospitalité est discrète. Elle se borne à donner au voyageur de quoi subsister en la halte nécessaire. L’écoute est l’hospitalité intérieure. » Ainsi que nous invite une hymne de Didier Rimaud, nous avons à « tourner les yeux vers l’hôte intérieur sans rien vouloir que cette présence. » (K 79). L’acte d’écouter suppose que l’on soit dans une attitude d’accueil favorable. La parole de l’autre, que nous recevons, dit plus que le discours des mots ; elle est révélatrice de son être profond. Seule une écoute attentive et disponible permet d’aller à sa rencontre.

Il n’y a pas de liturgie sans commune écoute de la Parole de Dieu et sans que celle-ci génère, à savoir l’écoute mutuelle des membres de l’assemblée. Se mettre ensemble à l’écoute de la Parole de Dieu est la source de toute écoute réciproque.

Dieu se dit à nous par sa Parole. Toute acte liturgique commence par une écoute de la Parole de Dieu. Cette Parole nous l’écoutons en Eglise. Tous les membres de la communauté assemblée sont tournés vers le lieu de la Parole. Tous reconnaissent en elle un élément fédérateur de leur assemblée. La Parole devient un objet d’échange, un lieu symbolique que chacun peut venir habiter et devenir ainsi l’hôte de celui qui se met à son écoute.

1.5 Ecouter est la première forme de participation. Participer consciemment, pieusement et activement à l’action liturgique va donc au-delà de la simple exécution des rites prescrits. C’est en écoutant que l’on est conduit à répondre par la prière, le chant et les gestes, afin d’avoir part avec les autres au mystère du Christ.

La participation consciente, pieuse et active nous renvoie à l’article 14 de la Constitution sur la liturgie : « La Mère Eglise désire beaucoup que tous les fidèles soient amenés à cette participation pleine, consciente et active aux célébrations liturgiques, qui est demandée par la nature de la liturgie elle-même. » (SC n° 14) Ceci nous invite à réfléchir à ce que l’on entend par le terme « participation », que l’on a trop souvent confondu avec « activisme ». Dans son ouvrage sur L’Esprit de la liturgie, le Cardinal Ratzinger rappelle que « l’“action” à laquelle nous sommes tous conviés à participer est l’action de Dieu Lui-même ». C’est par la prière, et notamment la Prière eucharistique, qui est au cœur de la liturgie, que nous entrons dans l’action du Christ, qui s’offre à son Père. L’écoute vient susciter en nous la prière, l’oratio, qui elle-même ouvre à l’action de Dieu en nous. Ainsi ensemble, nous avons part, nous participons, au mystère pascal.

II. Le silence et l’écoute

Comme nous l’avons vu dans l’article précédent, entrer dans la liturgie, c’est d’abord se mettre à l’écoute. Tout notre corps, tout notre être, est engagé dans l’acte d’écoute. Notre finalité est de « savoir écouter » ; nous sommes invités à nous mettre à l’écoute du silence.

1.6 Pour écouter, nous disons que nous « faisons silence » mais, en réalité, le silence est révélé par notre écoute. Le silence ne se définit pas l’absence de bruit. Le silence se laisse percevoir quand notre corps se tient tranquille et dispos dans un état d’écoute vigilante.

« Silence ! » Combien de fois l’écolier et, plus tard, l’étudiant n’a-t-il pas entendu cette injonction comme : « Taisez-vous, ne faites plus de bruit ! » Il existe effectivement un silence qui se définit comme l’absence de son. Mais il existe aussi une autre forme de silence bien plus riche de sens. Dans notre société contemporaine, envahie constamment par des bruits de toutes sortes, nous sommes de plus en plus en quête du silence. Bien souvent, nous aspirons à ce silence qui repose notre être et le régénère. Le silence devient alors l’objet de notre désir. Mystérieux silence ! Vers lui tend le contemplatif, car il sait qu’ « En toute vie le silence dit Dieu » (Patrice de La Tour du Pin). Pour permettre la rencontre avec Dieu, le psalmiste – qui est aussi nous-mêmes – « tiens son âme égale et silencieuse » (Ps 130, 2). Les mystiques, tels saint Jean de la Croix ou Elisabeth de la Trinité, ont été sans cesse en quête du silence, non pour s’y complaire, mais pour, en lui, se mettre à l’écoute des désirs du Maître, comme Marie Madeleine au pied de Jésus. Non, le silence n’est pas un vide, un signe d’absence ou de mort. Au contraire, il est le symbole de la plénitude, de la Transcendance. « Le Créateur, en voyant le beau silence qui règne en sa créature, en la considérant toute recueillie en sa solitude intérieure est épris de sa beauté, et il la fait passer en cette solitude immense, infinie… qui n’est autre que Lui-même. » (Elisabeth de la Trinité). Comme le dit sous une autre forme le poète Didier Rimaud : « L’Esprit parle à notre esprit dans le silence. » Si la liturgie est mystagogique, si elle doit nous révéler l’insondable mystère de l’amour de Dieu, n’a-t-elle pas pour mission première de nous conduire au silence ? « Le Père céleste a dit une seule parole : c’est son Fils. Il la dit éternellement et dans un éternel silence. C’est dans le silence de l’âme qu’elle se fait entendre. » (saint Jean de la Croix) « Tournons les yeux vers l’hôte intérieur car il habite nos silences » (D. Rimaud – K 79)

Ce silence, on ne le subit pas, mais on l’entend « avec ce que l’on a de plus silencieux en soi ». (E.-P. Labat, Essai sur le mystère de la musique)

1.7 Le silence intérieur est l’origine et la condition de la parole et du chant. Parole et chant sont intimement liés au silence. Ils tirent leur valeur du silence dont ils naissent, du silence qui les anime, et du silence qu’ils visent et où ils s’accomplissent.

« Le son est un événement : il vient rompre, lorsqu’il naît, un silence originel et s’achève dans un silence final. Et, comme le son, la musique projette sa forme sur un fond silencieux que toujours elle présuppose. La musique naît, se développe et s’accomplit dans le silence : c’est en lui qu’elle découpe ses mouvantes arabesques qui le déterminent sans l’abolir. L’œuvre musicale, comme la sonorité, se déploie entre deux silences : le silence de sa naissance et le silence de son accomplissement. Et en cette vie temporelle où elle ne cesse de naître, de mourir et de renaître, le silence toujours fidèlement l’accompagnera” (Gisèle Brelet, Le Temps musical) La musique vient du silence et conduit au silence. Qui n’a vu un chef d’orchestre ou un instrumentiste attendre le silence avant d’attaquer le premier son ? Ce silence qui doit précéder toute émergence de la parole ou de la musique est lourd de la promesse de ce qui naître. Il est l’expression du désir. Tous les auditeurs sont suspendus aux lèvres de celui qui va émettre un son. Silence de communion, silence partagé par tous ceux dont l’écoute est tendue vers le silence. Pour le lecteur ou le musicien, ce temps de silence qui précède l’irruption du son n’est pas vide. Il est déjà rempli de l’écoute intérieure de l’œuvre à venir. Le silence qui suit la musique appartient encore à la musique. Lorsqu’une œuvre s’achève, le chef d’orchestre ou l’instrumentiste demeure encore quelques instants dans le silence auquel le dernier son laisse place. Temps ultime pour faire mémoire de l’œuvre qui vient de s’évanouir ; dernière écoute intérieure d’un temps qui s’achève avant de retrouver les bruits de la vie quotidienne. Sur le rapport que la musique établit avec le silence, citons encore V. Jankélévitch : « La musique est une espèce de silence, et il faut du silence pour écouter la musique : il faut du silence pour écouter le mélodieux silence […] la musique impose silence au ronron des paroles, c’est-à-dire au bruit le plus facile et le plus volubile de tous, qui est le bruit des bavardages. (La Musique et l’Ineffable)

1.8 Le silence est l’attitude d’esprit et de cœur de ceux qui se détournent de tout verbiage pour se tourner vers le Verbe. Le silence intérieur est la qualité première de tous les gestes de la liturgie. En ce sens, on ne peut véritablement que moduler le silence, en parlant, en chantant, en faisant musique, en marchant, en se prosternant, etc.

V. Jankélévitch nous dit aussi que « la recherche du silence nous prépare, sinon à connaître, du moins à recevoir la vérité. » « Le silence est ce qui nous permet d’entendre une autre voix parlant une autre langue, une voix venue d’ailleurs… Cette langue inconnue d’une voix inconnue se cache derrière le silence comme le silence se cache derrière les bruits superficiels de la quotidienneté. » Pour nous chrétiens, cette voix inconnue est celle du Verbe, qui, en prenant chair de notre chair, s’est manifestée à nous en la personne de Jésus Christ. Aujourd’hui encore, pour entendre sa voix qui nous parle au cœur, faisons silence ! Si la liturgie est le lieu par excellence où Dieu parle à son peuple, où le Verbe fait chair se donne à nous dans sa Parole et dans son Eucharistie, on peut concevoir que « le silence intérieur est la qualité première de tous les gestes de la liturgie ». L’expression « moduler le silence » est très belle et « musicale » ! Dans l’action liturgique, nous devons tous apprendre les postures corporelles qui invitent à se mettre à l’écoute du silence, un silence qui, tantôt se chargera de nos prières, tantôt résonnera d’une parole proclamée ou chantée. Comme nous l’avons dit ci-dessus, la liturgie n’a-t-elle pas pour fonction première de nous conduire au silence pour entendre la voix de l’Epoux s’adressant à l’Epouse : « Mon bien-aimé est à moi, et moi je suis à lui. » (Ct 2, 16)

Esprit qui planes sur les eaux,
Apaise en nous les discordances,
Les flots inquiets, le bruit des mots,
Les tourbillons de vanité,
Et fais surgir dans le silence
La Parole qui nous recrée. (CFC)

La Présentation Générale du Missel romain fait mention du silence au n° 23 en ces termes : « Un silence sacré, qui fait partie de la célébration, doit aussi être observé en son temps ». Si le silence est la toile de fond sur laquelle s’imprime toute l’action liturgique, il affleure cependant à certains moments en tant qu’élément constitutif de l’action elle-même, un peu comme le support blanc dans l’aquarelle dont l’art est justement de ménager des bancs pour mettre en valeur les nuances des autres couleurs. Certains silences serviront à préparer l’action pour donner plus de vérité et d’intensité au rite ; d’autres seront des silences de recueillement. Ceux-ci permettront aux membres de l’assemblée de « prendre conscience qu’ils se tiennent en présence de Dieu, et de mentionner intérieurement leurs intentions de prière. » (PGMR n° 32)

1.9 Dans l’assemblée célébrante, les ministres, serviteurs de la Parole, doivent avoir une oreille de disciple, une « oreille liturgique ». S’ils se font « écoutants », ils créent, par la parole, le chant, le geste, la posture ou le silence, les conditions nécessaires pour que l’oreille de l’assemblée s’ouvre et que son écoute se tende.
1.10 Le ministre de la Parole est le premier auditeur de la Parole : il a pour rôle de l’écouter dans les Ecritures et de lui offrir son propre corps, afin que l’assemblée puisse à son tour l’entendre, l’écouter et la laisser prendre corps en elle. Pour sa part, le ministre du chant a pour rôle d’être à l’écoute de l’assemblée pour l’éveiller à sa propre voix et libérer son chant.
1.11 Au fil du temps, les difficultés de l’existence peuvent nous rendre sourds. La liturgie a le pouvoir de nous éduquer et de nous rééduquer sans cesse à l’écoute, à la parole, et au chant.

A nouveau l’accent est mis sur l’écoute. Sans cesse, dans la liturgie, tous les acteurs sont à l’écoute peut-être d’abord d’eux-mêmes pour ainsi la susciter chez l’autre. Par une écoute mutuelle hospitalière, nous sommes invités à « laisser prendre corps en nous » la Parole qui nous engendre, qui fait de nous le corps du ressuscité et suscite en nous le chant nouveau des baptisés rayonnants de la joie pascale.

Le dernier aphorisme énonce une vertu thérapeutique de la liturgie. Celle-ci doit sans cesse nous réapprendre à être tout entier à l’écoute de l’autre, que ce soit dans l’acte de chant ou de parole. « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute. » (1 S 3, 9)

III. Le chant et l’homme

Après une première partie consacrée à l’écoute, mettant aussi l’accent sur le silence comme origine et condition de la parole et du chant, le document II d’Universa Laus s’interroge ensuite sur l’acte de chant comme geste humain. Il rappelle tout d’abord que le “geste vocal” s’inscrit dans une phylogénèse, c’est-à-dire dans une évolution des êtres vivants.

2.1 Le geste vocal est un aboutissement dans l’évolution du langage humain : la station debout a permis la résonance de la colonne vertébrale et de tout le corps ; les lèvres, la langue et le maxillaire, à l’origine liés à la fonction de préhension, sont devenus disponibles pour le langage articulé ; le geste corporel primaire s’est mué en cri puis en chant et en parole. Dans ce lent processus d’humanisation, l’homme s’identifie progressivement au logos qui le traverse ; il devient capable de se donner par la parole et le chant.

En effet, après l’apparition chez les mammifères d’une sorte de larynx capable de porter des cordes vocales, c’est la station bipédique, c’est-à-dire la capacité de vivre sur ses deux pieds, qui a permis à l’homme d’enrichir la modulation des sons et d’accéder au langage articulé. Cette position verticale permet le redressement du cou, une plus grande mobilité du larynx, du pharynx et de la langue et donc une plus grande variété de sons qui, contrôlée par le système nerveux central, donnera naissance à la parole. Celle-ci est le lieu de la communication, de l’échange entre les êtres humains. Par la parole, l’homme fait le don de sa pensée à un autre. Un libre échange d’homme à homme peut s’établir. Le chant est-il né lorsque l’homme a voulu exprimer ses émotions ? Certains se demandent si, avant de devenir langage, la voix n’était pas tout d’abord « expression ». Les paléontologues nous apprennent que l’expression modulée ou chantée est, comme chez le nouveau-né, la première forme de communication. « L’homme primitif, comme le bébé, a trouvé pour s’adresser à son entourage, bien avant de lui “parler”, l’expression vocale, la musique de la voix. » (M. –F. Castarède, La voix et ses sortilèges) Comme le dit M. Serres : « Au commencement était le chant. »

Quiconque a lu un ouvrage sur la voix et le chant, a pu prendre conscience de l’importance de la posture du corps dans l’acte vocal. Le chant met tout le corps de l’homme en résonance.

2.1 L’acte de chant met en jeu l’homme tout entier. Il lui demande un corps disponible, une intelligence et une mémoire en éveil. En passant de la parole au chant, la voix tend à s’enrichir : elle se révèle plus claire, plus sonore, plus « haute », non pas plus forte cependant. La voix chantée illumine la parole et tout l’être.

Le chant demande un corps disponible, détendu, prêt à laisser le souffle se transformer en son. Il faut éviter les blocages de quelque nature qu’ils soient. La disponibilité ne signifie pas la mollesse. Le chant reste un acte tonique maîtrisé par le cerveau. Il existe une totale présence de l’être pour permettre une qualité sonore. Sans cesse le chanteur doit se rappeler la position corporelle qui favorise la beauté et la justesse du son. La voix chantée, une voix enrichie ? Dans l’acte de chant, interviennent aussi les résonateurs, notamment le pharynx et la cavité buccale. Ceux-ci vont créer le timbre de la voix, qui peut être plus ou moins enrichi de “clarté”. Cela dépendra des harmoniques mises en vibration. Certaines voix parlées peuvent paraître plus aiguës que d’autres alors qu’elles ont la même fréquence fondamentale, car elles sont riches en harmoniques. Généralement, le timbre d’une voix chantée nous semblera plus riche que celui d’une voix parlée. Le timbre ne dépendant pas de l’intensité, une voix plus claire, plus “brillante” n’est pas une voix plus forte. L’intensité d’une voix est assurée, soit par la pression sous la glotte, soit par le débit de l’air à la sortie du larynx, en fonction du mode de mise en vibration du son, qui dépend lui-même de la hauteur de son que l’on veut produire. Le mécanisme de l’acte de chant est une réalité complexe ! (Voir par exemple Y. Ormezzano, Le Guide de la voix, éditions Odile Jacob, 2000). Notons la belle métaphore finale : « La voix chantée illumine la parole et tout l’être. » Oserait-on dire que la voix chantée nous transfigure pour faire de nous des êtres rayonnant de clarté ?

2.3 Le chant unifie la personne, et fait l’unité de l’assemblée. Le chant favorise une posture d’écoute, de compassion, de joie, de sérénité… L’homme écoutant de tout son corps est éveillé comme sujet en ses sens et en son agir. Le chant tend à unifier aussi les groupes humains. Le chant en commun, animé par l’Esprit, appelle à l’unanimité tous ceux que le Christ sauve pour qu’ils louent d’un seul cœur et d’une seule voix, formant ainsi une assemblée sainte, corps d’une même écoute.

Ce texte met l’accent sur le rôle unificateur du chant. Comme nous l’avons dit ci-dessus, l’acte de chant suppose un agir unifié et maîtrisé de toute la personne. On ne chante pas uniquement avec sa voix mais avec tout son corps, un corps à l’écoute qui tend l’oreille. Le chant permet aussi l’una voce de tout le groupe : tous chantent à l’unisson. L’expression, équivalente à « se mettre au même diapason », signifie dans le langage courant que tous les membres d’un groupe sont d’accord entre eux. Dans la liturgie chrétienne, cet unisson vocal auquel nous invite la fin de toute Préface au début de la Prière eucharistique, Pour chanter d’une seule voix…, est l’image symbolique de l’unanimité de toute l’assemblée, du ciel et de la terre, rassemblée dans le Christ dont elle figure ainsi le corps mystique. Ainsi naît l’Eglise symbolisée par toute la Communauté chrétienne et la Communion des saints. On ne peut vivre en chrétien sans prêter une oreille attentive à ses frères. C’est ce que nous rappelle l’aphorisme suivant en insistant à nouveau sur la qualité de l’écoute, et plus particulièrement de l’écoute mutuelle au sein d’un groupe :

2.4 La pratique chrétienne est essentiellement communautaire : il s’agit de chanter ensemble, ce qui suppose une écoute mutuelle exigeante. On n’écoute pas de la même façon quand on écoute ensemble. Puisque la voix ne reproduit que ce que l’oreille entend, si nous intériorisons la voix des autres, nous intériorisons aussi ce que les autres écoutent. Cet ajustement préserve chacun du repli sur soi, met à l’épreuve du creuset communautaire et ouvre l’écoute individuelle. Nos voix peuvent alors s’unir pour ne former qu’une seule réponse suscitée par le même Esprit.

Une des difficultés du chant choral et d’obtenir une homogénéité du son. Au sein du chœur personne ne chante avant tout pour lui-même, pour faire entendre sa propre voix au détriment de celle des autres. Au contraire, chaque choriste doit être constamment à l’écoute du son produit par les autres pour s’y adapter et faire en sorte que l’ensemble soit le plus homogène possible. Le chœur est un lieu de circulation de l’écoute entre ses membres. N’est-ce pas ce que recherche toute communauté monastique dans la pratique de l’office choral, et plus particulièrement dans l’acte de la psalmodie. Il s’agit de devenir tous ensemble, par l’unité rythmique et vocale, par un chant aequaliter, égalisé, « psaume pour Dieu ». Le terme latin aequalis, égal, signifie aussi « camarade », c’est-à-dire un « compagnon avec lequel on partage une activité commune » !

2.5 L’écoute mutuelle dans le chant génère une qualité nouvelle de relation entre les personnes. Si elle éveille notre attention à la présence vocale des membres de l’assemblée, elle sollicite aussi notre attention à la présence quotidienne et concrète des frères et sœurs. Le geste vocal dans le chant en commun engage au geste éthique du service.

Il va de soi qu’être attentif à l’autre, être à son écoute, c’est le respecter en tant que personne. C’est tout d’abord reconnaître son existence, c’est accepter qu’il soit mon prochain ; c’est ensuite chercher à être au service l’un de l’autre. Nous avons alors le sentiment d’édifier quelque chose ensemble. Cette attitude que nous acquerrons par le fait de chanter ensemble, nous pouvons la transposer dans notre vie quotidienne. Toute notre vie deviendrait-elle ainsi peu à peu un chant à la louange pour le Seigneur, une vivante offrande à la gloire de son Nom (P.E. n° IV) ?

2.6 Le chant, par sa nature, invite celui qui chante à donner de soi. Le chant liturgique, par sa nature ministérielle, conduit peu à peu le chanteur à s’offrir lui-même en sacrifice de louange dans l’Esprit, par le Christ :le chant liturgique a donc une fonction pédagogique et mystagogique. Le cantique nouveau est le cantique de l’homme nouveau qui réalise la Parole : il ne chante pas seulement avec sa voix mais avec sa vie. C’est ainsi que le chanteur devient louange qui plaît à Dieu.

Chanter, c’est laisser sortir le souffle qui est en moi pour qu’il devienne créateur de sons et donne naissance à la mélodie. Chanter pour l’autre, c’est lui offrir ma voix et lui permettre de reconnaître en elle l’être que je suis. D’une certaine manière, en chantant, je fais don de ma personne. Le sacrifice de la voix, du chant, est aujourd’hui le véritable sacrifice de l’eucharistique, le sacrifice de louange. Celui qui a accompli le chant divin par excellence, c’est le Christ. En faisant don de notre voix dans l’eucharistie, nous entrons dans le cantique nouveau entonné par le Christ pour le salut de tous les hommes. Ainsi se réalise la Parole faite chair ; elle s’enchante du corps de toute l’humanité. Comme nous l’avons dit ci-dessus, notre vie tout entière devient le chant du monde nouveau. Cette proposition 2.6 est à rapprocher du chapitre 10 du premier Document d’Universa Laus : Signifier l’homme nouveau.

Hommes nouveaux, baptisés dans le Christ, alléluia, Vous avez revêtu le Christ, alléluia ! Héritiers avec Lui d’un Royaume de lumière, Vous possédez la liberté des fils de Dieu pour annoncer au monde : Nous sommes au Christ et le Christ est à Dieu, alléluia ! (I 14-64-1, [675])

IV. Le chant liturgique

Après une réflexion sur l’écoute, sur le silence et sur le chant de l’homme que nous avons présentée dans les articles précédents, le second Document Universa Laus pose la question de l’acte de chant au sein de la liturgie. Ainsi commence les deux paragraphes suivants (2.7 et 2.8) : « En liturgie… »

2.7 En liturgie, aucun chant ni aucune musique ne sont sacrés en soi. Dans le culte chrétien, ce n’est pas la musique qui est sacrée mais la vive voix des baptisés chantant dans et avec le Christ.

Sans doute le Document ne pouvait-il faire l’économie de la question de la « musique sacrée » ? Cette question reste encore très présente lorsque l’on aborde la convenance des chants et des musiques pour la liturgie. Tout récemment, Jean-Yves Hameline abordait le sens du mot « sacré » et son évolution historique dans un article publié dans le numéro 233 de la Maison-Dieu. Dans ce même numéro, un second article du même auteur montre que « L’invention de la “musique sacrée” » date de la période romantique. Nicolas Schalz avait déjà étudié la naissance de ce concept en 1971 (La Maison-Dieu n° 108) ; il aborde également la notion du sacré dans un autre article, « Du sacré à l’esthétique ? », en 1977 (La Maison-Dieu n° 131). La question de l’existence d’une musique sacrée est donc récurrente. Le premier Document d’Universa Laus s’interrogeait, lui aussi, sur cette catégorie musicale. Pour sortir du débat sur la musique sacrée s’opposant à la musique profane, il préfère parler de « musique rituelle de chrétiens » (I, 1.3). Cette expression a le mérite de mettre l’accent sur le fait que les pratiques vocales et musicales sont avant tout intégrées dans les liturgies chrétiennes et qu’elles sont intimement liées aux pratiques rituelles de celles-ci. Le nouveau Document d’Universa Laus ne renvoie plus directement à la notion de “musique rituelle”, même si celle-ci reste sous-entendue, mais il nous précise que ce qui est sacré, c’est l’acte liturgique lui-même par le fait même qu’il intègre symboliquement tout baptisé dans le Corps du Christ, le seul médiateur en Dieu et les hommes. Il dépasse la simple ritualité fonctionnelle pour nous rappeler que la ritualité n’a sens que si elle renvoie à l’indicible, à une « expérience du sacré ». Elle nous renvoie au mystère de l’homme appelé à trouver son accomplissement en Dieu. En liturgie, « tout homme est une histoire sacrée », ainsi que le suggère Patrice de La Tour du Pin. L’action liturgique nous invite, par la voix, au “sacrifice de louange”. Le terme “sacrifier” ne signifie-t-il pas “rendre sacré”, sacer facere ? Par le chant, nous participons à l’unique sacrifice du Christ et nous devons une éternelle offrande à la gloire du Père (voir l’article « Sacrifice » dans le tome II du Dictionnaire encyclopédique de la liturgie). Dans la liturgie, le chant et la musique ont non seulement un rôle rituel mais aussi une fonction mystagogique. Ils nous font pénétrer de plus en plus profondément au cœur du mystère de notre salut : celui de la mort et de la résurrection du Christ. Notons que cette définition de la musique et du chant dans le culte chrétien est extraite un article de J.-Y. Hameline, Acte de chant, acte de foi (revue Catéchèse n° 113, repris dans l’ouvrage Une poétique du rituel)

La notion abordée dans le paragraphe suivant, celle de la beauté, est tout aussi complexe que la précédente.

2.8 En liturgie, ce qui fait la beauté d’un chant ou d’une musique n’existe pas indépendamment de la célébration, du lieu, du rite et de l’assemblée qui les accueillent. Certes, le chant et la musique peuvent manifester et magnifier la vérité de ce qu’une assemblée est en train de vivre. Mais ce qui importe, c’est l’état d’écoute et de chant de cette assemblée, disponibilité qui l’embellit et l’ouvre à la beauté qui advient.

Dans la continuité du premier Document, ce texte rappelle qu’en liturgie, la beauté est celle de “ce qui convient”, de l’aptum, selon la distinction de saint Augustin entre l’esthétique du beau et l’esthétique du convenable. Dans la célébration liturgie, la musique et le chant doivent être beaux et d’une beauté qui convienne à l’action rituelle dans laquelle entre dans le jeu rituel et le lieu et ceux qui l’habitent. Le texte met aussi en rapport la beauté et la vérité. Le chant et la musique sont des témoins de ce que l’assemblée est en train de vivre ; ils sont l’expression sonore de la vérité de l’expérience de foi vécue par les membres d’une assemblée désireux d’une relation lyrique avec Dieu. Mais cette relation ne peut s’établir que s’il existe une véritable climat d’écoute, favorisant d’ailleurs la qualité du chant, entre chacun. Une fois encore l’accent est mis sur l’écoute, et plus particulièrement sur l’écoute mutuelle (voir l’article précédent au n° 2.4) Cette “hospitalité” de l’écoute nous ouvrira à la seule Beauté qui vient d’ailleurs, de Dieu lui-même. « La beauté, comme la vérité est présence de Dieu. Lorsqu’on parle de la beauté, on entre dans le mystère de Dieu. » (André Gence, Sur la terre comme au ciel) L’adéquation du chant avec l’action rituelle est donc le lieu d’une expérience de foi : la qualité de l’écoute entre les membres de l’assemblée permet ainsi à la Beauté, qui est trace de l’Amour, d’advenir.

Les deux aphorismes suivants mettent en avant le chant de l’assemblée :

2.9 Le chant de l’assemblée est empreint d’une joie nouvelle mais il reste marqué par les limites de notre écoute individuelle et communautaire. Nous sommes éprouvés par la perception de ces limites mais notre souffrance s’avère autre : elle vient de ce que nous ne sommes pas encore renouvelés par le « chant nouveau » que nous entonnons et par la « nouveauté » de Celui que nous chantons.

2.10 Le chant de l’assemblée est toujours possible mais toujours en quête de sa plénitude. Ainsi le chant est témoignage de la Promesse : il proclame que le Royaume est déjà présent. Il est en même temps signe prophétique : il annonce que le Royaume est encore à venir. Dans la présence et l’attente du Royaume, nos chants n’ajoutent rien à ce que Dieu est, mais il nous rapprochent de Lui.

La quatrième partie du document Appelés à célébrer des évêques belges s’intitule « La liturgie, parabole du monde qui vient ». C’est bien de cette venue d’un monde nouveau et d’une terre nouvelle qu’il est question dans les deux paragraphes cités ci-dessus. C’est la dimension eschatologique de l’eucharistie qui est évoquée, à savoir le fait que la liturgie fait déjà advenir le ciel sur la terre : en participant à la célébration eucharistique nous avons déjà part au banquet céleste des noces de l’Agneau. La liturgie est tension entre un « déjà là » et un « pas encore » : elle est paradoxale car elle proclame un royaume d’amour, de justice et de paix au cœur d’un monde où bien souvent ces valeurs sont bafouées. Mais la liturgie, qui n’est pas une action uniquement humaine puisqu’elle célèbre avec le Christ, par lui et en lui, a l’audace d’entonner le chant nouveau du Ressuscité avec des voix qui sont encore conscientes du poids de leur humanité avec toutes ses faiblesses. Que doit-on attendre du chant liturgique sinon de permettre à l’assemblée une participation symbolique au « cantique nouveau » de la liturgie céleste ? Tout chant liturgique, bien qu’il soit façonné de mains d’homme, doit être capable d’évoquer un au-delà de lui-même.
Comme disait déjà le psaume, nous chantons Dieu « en présence des anges » (Ps 137, 1). Nous sommes citoyens des cieux et notre liturgie est la figure de la fête céleste. Ce qui demeure invisible, nous le célébrons. (Appelés à célébrer, p. 44)

Nous le célébrons dans la pure gratuité de l’acte de chant ! Dieu n’a nul besoin de nos chants, mais ceux-ci nous donnent la possibilité de nous rapprocher de Lui. Par le chant, en étant à l’écoute les uns des autres, nous tendons vers l’unanimité, celle qui fait de nous le Corps du Christ. Avec le Christ, nous devenons sacrifice de louange, offrande lyrique à Dieu qui, un jour, sera tout en tous. C’est ce qu’exprime en d’autres termes le texte suivant :

2.12 Le corps de celui chante est le lieu saint où il se tient devant Dieu. Dans la liturgie chrétienne, le chant d’assemblée demande le corps de chacun, livré et relié à tous, en vue de former un seul corps. Les croyants, rendus capables par leur chant de faire corps, unis par l’Esprit pour être le corps du Christ, participent au mystère de l’Incarnation et disent la gloire de Dieu.

Comme nous l’avons dit ci-dessus, un chant liturgique est façonné de mains d’homme, il est l’œuvre d’un poète et d’un musicien. Un chant, comme toute élaboration humaine, s’inscrit dans une forme. La ritualité liturgique présuppose une variété de formes, que l’on réduit trop souvent à l’unique forme « couplet-refrain ». Le chant liturgique se compose aussi d’acclamations, de dialogues, de litanies, d’hymnes, de tropaires, de répons… L’ensemble des chants pour la liturgie utilisés par une communauté chrétienne deviendra pour elle un ensemble symbolique, appelé répertoire, qui lui permettra de dire sa foi sur le mode lyrique. Les textes des chants lui offriront des mots pour sa prière chrétienne. Il est donc important que ceux-ci prennent leur source dans l’Ecriture et, par un langage poétique approprié, y fasse largement allusion. Chanter dans la liturgie, c’est aussi contribuer à l’élaboration d’une mémoire de la foi chrétienne. On peut comprendre que l’on fasse preuve d’une certaine exigence vis-à-vis des textes et des musiques, ainsi que du rapport entre les deux, pour les chants proposés aux diverses communautés chrétiennes pour la célébration liturgique :

2.11 Les chants, hymnes, refrains et acclamations utilisés dans les liturgies chrétiennes forment un corpus spécifiques. Ils ont une grande prégnance en nous car le chant, qui lie un texte et une musique, fait entrer ceux-ci en mémoire. Comme les oraisons, les préfaces et les autres paroles de la liturgie, ils sont un lieu important de médiation entre la Parole et nos paroles humaines.

V. D’un seul cœur

Voici que nous abordons maintenant la troisième partie du Document Universa Laus II. Celle-ci s’intitule : « Célébrer d’un seul cœur et d’une même voix ». Rappelons que la première partie était tout entière consacrée à « l’Ecoute » et au « Silence », point de départ de toute action dans la liturgie. La seconde s’interrogeait sur « l’Acte de chant en liturgie » : quels rapports existent-ils entre l’acte de chanter, et plus particulièrement chanter dans la liturgie, et l’homme ? La troisième partie du document met en lumière ce vers quoi nous tendons lorsque nous chantons dans la célébration liturgique.

Sans doute est-il bon d’avoir à l’esprit l’idée fondamentale qui sous-tend ce document et qui est empruntée à Jean-Yves Hameline : « Dans le culte chrétien, ce n’est pas la musique qui est sacrée, mais “la vive voix des baptisés en acte vocal de leur état baptismal”. » Il est donc normal que le document se préoccupe moins du chant liturgique comme un objet en-soi que de l’acte même de chanter qui permet à l’assemblée d’être le symbole même de ce vers quoi elle tend. Notre chant au sein de la célébration liturgique doit être “sacrement”, symbole de notre unification dans le corps du Christ.

3.1 Dans la célébration liturgique, musique et chant permettent à tous de s’assembler, de s’accueillir semblables et différents, de faire corps sans exclure personne, de rejoindre l’action de grâces de l’ekklesia en prière. Pour libérer le chant profond de tous et de chacun, la musique liturgique doit toucher à l’intime ceux et celles qui y prennent part en s’accordant à leurs rythmes vitaux. Le corps apaisé conduit au cœur pacifié, l’unité de l’être à l’union des personnes. Dans ce même mouvement, en communiant par l’écoute et le chant, les membres de l’assemblées à sortir d’eux-mêmes pour aller vers les autres.

Tel est bien le rêve du christianisme : un seul peuple saint dans le Christ. C’est ce que proclame le chant Dieu nous as tous appelés (A 14-56-1), dont le texte s’inspire de le Première Lettre de saint Paul aux Corinthiens :

Nous sommes le Corps du Christ, chacun de nous est un membre de ce Corps
Chacun reçoit la grâce de l’Esprit pour le bien du Corps entier. (bis)

Dieu nous a tous appelés à tenir la même espérance, pour former un seul Corps baptisé dans l’Esprit. Dieu nous a tous appelés à la même sainteté pour former un seul Corps baptisé dans l’Esprit.

Que chacun puisse se sentir accueilli tel qu’il est au sein d’une assemblée, de l’Eglise en prière, voilà donc ce que doit permettre le chant dans la liturgie. Notre chant doit également être libérateur. En effet, le peuple chrétien est un peuple libéré par le Christ de la mort et du péché. Tout baptisé est à la fois un être libre et quelqu’un qui ne cesse d’apprendre à se libérer de tout ce qui entrave l’homme dans son élan d’amour vers l’autre. Le chant doit donc contribuer à la pleine réalisation de notre libération. Nous savons que chanter touche au plus intime de nous-mêmes, au lieu de nos émotions les plus profondes. Dans son ouvrage La voix libérée, Yva Barthélémy rappelle que « trouver sa voix, c’est découvrir en soi des sources vives, trouver son identité profonde, facteur d’équilibre et d’authenticité qui apporte la confiance en soi. ». Chanter, libérer sa voix, c’est se mettre à l’écoute de soi et des autres, car ces deux écoutes sont inséparables l’une de l’autre. Par le chant, nous établissons une relation avec l’autre.

Dans l’action liturgique, la musique et les chants tiennent une fonction hospitalière : ouvrir à l’écoute, créer un espace d’identité mystique où les êtres partagent ce qui les fonde. Ils disposent le groupe et les individus à ne former qu’un seul peuple. La musique et les chants donnent à chacun d’habiter la maison du Seigneur et de s’associer à la haute louange qui y retentit.

Un article précédent (1.3) nous parlait de l’hospitalité de l’écoute. Ce nouvel aphorisme nous dit que cette fonction hospitalière de l’écoute sera tenue par la musique et les chants. C’est donc l’acte de chant lui-même qui va permettre aux chanteurs de se reconnaître comme appartenant à une seule communauté. Dans son ouvrage déjà cité, Le miroir sonore, Marie-France Castarède reprend une phrase de Michel Serres prononcée lors d’une émission de France-Musique : « Le chœur est le modèle réduit de la société idéale. » En s’appuyant sur les travaux de D. Anzieu à propos du concept d’“illusion groupale” et ceux de D. W. Winnicott sur l’“aire transitionnelle”, elle montre que « le chœur est perçu imaginairement comme une famille idéale ». Les choristes sont comme des enfants conduits par une figure paternelle incarnée par le chef de chœur, qu’elle n’hésite pas à rapprocher de la figure du Bon Pasteur ! « Le chœur a pour fonction de représenter symboliquement la vie. Avec lui, on retrouve idéalisée une des toutes premières institutions humaines : la famille. » Le chœur devient donc le lieu du bonheur et de l’entente parfaite, la nostalgie d’un paradis perdu et, pour nous chrétiens, la figure symbolique du Royaume à venir. Tel est notre désir, celui qu’exprime le psaume 26 auquel fait allusion la finale du texte ci-dessus :

J’ai demandé une chose au Seigneur,
la seul que je cherche :
habiter la maison du Seigneur tous les jours de ma vie,
pour admirer le Seigneur dans sa beauté et m’attacher à son temple.

Et dans son temple retentit le chant nouveau à la louange de sa gloire.

Revenons encore quelque peu à cette notion d’hospitalité de l’écoute que le philosophe Jean-Louis Chrétien, dans un article intitulé L’inouï, présente comme “la première hospitalité”, la plus simple à réaliser à tout instant. Cette qualité hospitalière de l’écoute est aussi ce vers quoi nous tendons, car pour J.-L. Chrétien, l’ultime hospitalité, celle du Seigneur, est de « tomber vertigineusement dans l’écoute lumineuse du Verbe, l’écoutant pour parler, parlant pour l’écouter ». Cette hospitalité de l’écoute est un espace commun où chacun accueille l’autre et se sent accueilli par lui, véritable communauté fraternelle. Cet espace d’écoute est un lieu d’échange qui permet de reconnaître chacun dans son individualité et de communier avec lui. Créer cet espace d’une véritable écoute mutuelle, est ce que l’on est en droit d’attendre de la musique et des chants dans l’acte liturgique.

Pour que le plus petit y trouve aussi une place, la musique liturgique ne doit pas être inaccessible. Pour que chacun puisse être guide sur un chemin de libération, elle ne peut pas s’enfermer dans des lieux communs. Comme des voyageurs séjournant en terre étrangère, les fidèles rassemblés font monter un chant nouveau qui apparaît alors comme à la fois connu et inouï.

Si nous ne voulons exclure personne de la communauté symbolique qu’un chant à l’écoute de l’autre engendre, nous devons proposer une musique, un style musical, dans lequel chacun peut se reconnaître. N’en rester qu’à des lieux communs connus de tous finit par avoir comme conséquence que l’ “on s’écoute parler” ! La fonction de la célébration liturgique n’est pas de nous replier sur nous-mêmes, de nous encercler, mais de nous faire transiter vers un a-venir, un monde nouveau déjà né mais pas encore pleinement réalisé. Nous disons que la liturgie est un lieu de tension entre un « déjà là » et un « pas encore ». Cette tension doit aussi exister dans le style de musique proposé. Celui-ci doit à la fois être composé d’éléments connus et d’inouï ! La poésie des textes doit permettre le jaillissement de sens nouveaux. Telle est d’ailleurs la force du langage poétique dont on ne peut totalement épuiser le sens. La dimension symbolique de la musique contribuera aussi à créer de la nouveauté. Enfin, la rencontre entre un texte poétique et une musique plus ou moins neuve provoquera en chacun une écoute nouvelle d’une réalité qu’il croyait déjà bien connaître.

« C’est vers ce que moi-même je ne comprends pas et ne maîtrise pas, vers ce qui m’échappe, que je dois tendre l’oreille. C’est la seule façon d’écouter, car c’est ainsi seulement que je peux me laisser, mieux qu’instruire, ébranler et transformer par ce qui advient. » (J.-L. Chrétien) C’est une attitude que le chant liturgique devrait toujours susciter en nous pour que la nouveauté du Royaume, présente dans l’action liturgique, puisse nous transformer et nous rendre meilleurs.

Nous sommes des « voyageurs en terre étrangère ». Quelques fois ceux-ci s’égarent au cours de leurs pérégrinations ! Nous ne réussissons pas toujours à trouver les chants qui remplissent pleinement cette fonction hospitalière. Seul le Cantique nouveau, celui de l’Agneau, que chantent les élus dans l’Apocalypse pourra nous rassembler tous en un seul Corps. Mettons-nous déjà à son écoute !

VI. Mystère pascal

Nous voici maintenant parvenu au terme de ce document Universa Laus II, mais également au terme d’un parcours, celui de l’homme qui, par l’acte de chant en liturgie, se met à l’écoute de ses frères et de lui-même pour arriver à vivre la “transition pascale”.

Dans l’humilité du service, le chant révèle à la communauté ecclésiale qu’elle a un rôle prophétique.

Arrêtons-nous un instant à cette phrase pour en découvrir toute la profondeur. Tout d’abord, elle nous rappelle que le chant dans la liturgie est un service et non un privilège. Nous, chanteurs et musiciens, nous sommes d’humbles serviteurs d’une action commune, celle qui, peu à peu, édifie la communauté ecclésiale. Elle nous signifie que le chant possède un rôle de “révélateur”. Le chant dévoile à la communauté qu’elle a une mission à accomplir. Il fait d’elle un prophète du Royaume à venir : il l’invite à témoigner des desseins de Dieu.

Le chant communautaire manifeste à tous que chacun ne cesse de se recevoir de l’autre et d’enrichir l’autre de son bien propre.

Ce n’est pas la première fois que ce document met l’accent sur le fait que le chant commun est symbole d’un enrichissement mutuel. Au n° 2.4, le texte insistait sur la nécessité d’une écoute mutuelle exigeante pour atteindre à une qualité de chant d’ensemble. Pour me mettre au diapason de la voix d’un autre, je dois quitter l’écoute de moi-même pour entendre sa voix et m’y ajuster. Ainsi l’écoute de l’autre ne cesse de révéler à moi-même mes possibilités vocales, qui sont aussi mes manières d’être puisqu’on ne chante pas uniquement avec sa voix mais avec tout son être (n° 2.3). De même, l’autre se découvre lui-même par mon propre chant qu’il accueille dans une écoute hospitalière, et auquel il tend à s’ajuster à son tour. Oh merveille qu’une Eglise où chacun, par une véritable écoute de l’autre, est révélé à lui-même !

Il rappelle ainsi que la communauté a un combat à mener contre le refus du partage, l’oubli des différences, l’asservissement de plus petit.

Utopie que cette Eglise, me direz-vous ! Sans doute. Mais tel est l’enjeu de la foi chrétienne. Nous ne pouvons y parvenir qu’en menant un combat, celui de la vie contre la mort : « La mort et la vie s’affrontèrent en un duel prodigieux. Le Maître de la vie mourut : vivant, il règne. » (Victimae pascali laudes – Séquence de Pâques) Ainsi que le disait l’aphorisme 2.4, l’ajustement à la voix des autres préserve du repli sur soi qui conduit à la mort. Le chant communautaire nous invite au partage, au respect des différences et à l’accueil de chacun tel qu’il est. Le n° 3.3 attirait déjà notre attention sur le fait que le plus petit devait aussi pouvoir joindre sa voix à celle de toute la communauté ecclésiale. Le chant liturgique rassemble tout homme en un seul corps, celui du Christ ressuscité, unifié par l’Esprit d’amour et de charité.

Se laisser pacifier, unir, libérer, accueillir et convertir : c’est cela célébrer par la voix et les instruments.

Le début de ce nouvel article, reprenant des idées déjà énoncées dans le n° 3.1, synthétise en cinq verbes le cheminement accompli par l’acte de chant au sein de la célébration liturgique. Les actions de ces cinq verbes peuvent être attribuées à l’Esprit : Esprit de paix, Esprit d’unité, Esprit libérateur, Esprit d’amour et de conversion.

Si tel est le chant dans la liturgie chrétienne, le ministère musical en Eglise présente un caractère redoutable. Compositeurs, chantres, instrumentistes ne peuvent s’y vouer en vérité que s’ils offrent à l’assemblée de devenir sujet de la célébration en formant un seul corps, et que s’ils demeurent avec elle, à l’écoute de ce que dit l’Esprit.

On ne peut que rester humble devant l’ampleur de la tâche ! L’auteur du texte va même jusqu’à qualifier celle-ci de « redoutable ». En effet, qui peut se targuer de pouvoir l’accomplir ? L’enjeu est de taille. Comment faire en sorte que l’assemblée qui chante prenne conscience, par le fait même qu’elle chante, qu’elle s’édifie elle-même en corps du Christ ressuscité ? Comme nous l’avons dit précédemment (n° 3.1), nous sommes ici en présence de l’idée fondamentale de ce document : notre chant dans la liturgie doit devenir symbole, sacrement, de notre unification dans le corps du Christ. Notons que les acteurs du chant et de la musique ne sont pas en dehors de l’assemblée : ils en sont membres à part entière, ils « demeurent avec elle ». Mais le véritable acteur musical de toute célébration, celui qui “inspire” chaque membre de cette assemblée de louange, n’est-ce pas l’Esprit Saint ? C’est la force de l’Esprit reçue au baptême qui permet à chacun, s’il le désire, d’accomplir cette tâche redoutable : l’édification de l’Eglise.

En liturgie, la musique et le chant ont mission de favoriser, d’accompagner et d’exprimer le passage de la mort à la vie qui est le fruit de toute action sacramentelle. Sans violence, musique et chant peuvent arracher le disciple à la contemplation de soi-même et lui ouvrir les horizons plus larges de la promesse évangélique. Toutefois personne – ni officiant, ni chantre ni aucun ministre – ne détient la maîtrise du moment où s’accomplit en chacun des membres de l’assemblée la dépossession de soi, ni a fortiori la transition pascale ou l’adoption filiale.

L’enjeu du chant liturgique est bien l’expression du Mystère pascal, la mort et la résurrection du Christ, le passage de la mort à la vie. Cette mission, le chant la partage avec toute la célébration. Et si l’on pose la question, comment nos chants liturgiques sont-ils l’expression du Mystère pascal ?, ceux-ci ne peuvent l’être que s’ils s’inscrivent dans l’ensemble rituel que constitue la célébration elle-même. Au sein de l’action liturgique, le chant n’est – mais doit l’être – qu’une facette de l’expression symbolique du Mystère.
Le document va plus loin encore. Non seulement le chant doit être l’expression du passage de la mort à la vie, mais il doit le favoriser et l’accompagner. Le chant apprend à nous déposséder de nous-mêmes ; il nous apprend à mourir à nous-mêmes pour nous ouvrir à l’autre et découvrir la vie dans l’amour de l’autre. Toute la réflexion qui a été menée sur l’écoute “hospitalière” nous a montré comment l’acte de chant permet ce passage, sans violence, de l’égoïsme à l’altruisme. L’accomplissement de la Pâque et l’avènement d’un Royaume de frères, tous fils d’un même Père, sont à ce prix !
Acteurs du chant dans la liturgie, une nouvelle fois, nous sommes renvoyés à l’humilité de notre tâche, car aucun de nous ne détient la “recette” pour qu’en l’autre se réalise la Pâque. Comme le Christ propose la foi, humblement, par la musique et les chants, nous proposons un chemin qui peut conduire à la Vie. Le reste est l’œuvre de l’Esprit.

Du Document I au Document II

Au terme de cette analyse du Document Universa Laus II, on peut se demander quels sont les liens que l’on peut établir avec le premier document de 1980.
De manière certaine, le second document n’annule en rien le premier : il lui est complémentaire.
Une relecture du premier document montrera que celui-ci s’interroge principalement sur la “musique rituelle des chrétiens”, sa fonction au sein de la célébration et le rôle des acteurs du chant.

Chant et musique s’intègrent dans les diverses composantes de l’action liturgique :
pour soutenir et renforcer le proclamation évangélique sous toutes ses formes ;
pour donner à la confession de foi, à la supplication et à l’action de grâce une expression plus complète ;
pour mettre en valeur le rite sacramentelle sous son double aspect de geste et de parole. (Document I, 1.2)

Quelques phrases du premier document se relisent désormais à la lumière du Document II, celui-ci venant particulièrement les expliciter :

La musique produite dans l’assemblée s’offre à elle comme signe symbolique de ce qu’elle célèbre (I, 4.1).

C’est cette idée qui est largement développée tout au long du second document. Elle est aussi énoncée par ce passage qui, dans le Document I, définit le deuxième ordre de fonctionnalité de la musique rituelle :

Cependant le rôle de la musique dans la liturgie s’étend bien au-delà de son fonctionnement vérifiable. Comme tout signe symbolique, elle « renvoie » aussi à autre chose qu’elle-même. Elle ouvre sur le champ indéfini des significations qu’elle éveille et des libres réactions qu’elle provoque. Prise dans le champ de la foi, elle devient pour le croyant sacramentum et mysrerion des réalités célébrées. (I, 7.4)

C’est cette fonctionnalité non vérifiable que le Document II a tenté de mettre en évidence. Le chant et la musique rituelles ne peuvent accomplir pleinement leur fonctionnalité sans la « posture interne » adéquate, sans une manière d’être, de tous ceux qui célèbrent en communion d’esprit, et en vérité.

La musique vise toujours l’homme total et sa rencontre, libre et gratuite, dans l’assemblée croyante, avec le Dieu de Jésus Christ. (I, 7.5)

Le dernier chapitre du Document I, Signifier l’homme nouveau, assure désormais la transition avec le Document II. La question sera toujours de voir comment la musique et le chant peuvent « manifester et réaliser l’homme nouveau en Jésus Christ ressuscité ». Il faudra toujours veiller à ce que la musique rituelle ne « replie pas l’homme sur lui-même… mais qu’elle l’ouvre à la promesse évangélique. » (I, 10.2 – II, 3.6)

Philippe ROBERT