C’est une des spécificités de Vatican II que d’avoir remis l’accent sur le fait que, lorsque nous célébrons la liturgie, nous célébrons le mystère pascal. C’est la nature même de l’acte liturgique que nous accomplissons « pour la gloire de Dieu et le salut du monde » :

Cette œuvre de la rédemption des hommes et de la parfaite glorification de Dieu, à quoi avait préludé les grandes œuvres divines dans le peuple de l’Ancien Testament, le Christ Seigneur l’a accomplie principalement par le mystère pascal de sa bienheureuse passion, de sa résurrection du séjour des morts et de sa glorieuse ascension ; mystère pascal par lequel « en mourant il a détruit notre mort et en ressuscitant il a restauré la vie ». (Sacrosanctum Concilium n° 5)

Nous appelons aujourd’hui le mystère pascal ce que la théologie classique appelait le dogme de la rédemption. Ce terme demeure abstrait tandis que le mystère pascal se réfère à un événement, à un rite, une fête, celle de la Pâque : bref à une action. Le terme “rédemption” est aussi une image d’ordre juridique : il s’agit de racheter une dette. Et cela nous entraîne dans toute une série de problèmes difficiles à résoudre. Quelle est cette image d’un Dieu qui souhaiterait la mort de son Fils en rançon pour la multitude ? Et de ce fait, on a trop souvent mis l’accent sur la passion et la mort du Christ, qui seules étaient méritoires, sacrificielles, sans y joindre, comme un tout, la résurrection. Celle-ci apparaissait plutôt comme un complément à la passion, qui faisait figure d’élément central.

Mettre l’accent sur le mystère pascal, c’est changer complètement la vision des choses. Penser “mystère pascal”, c’est d’abord penser au Christ ressuscité : passion, mort et résurrection sont indissociables. Le Christ est “ressuscité des morts”, même si les stigmates de la passion demeurent présents lors des apparitions du Ressuscité. Ils resteront visibles jusqu’à la fin des temps, car l’Agneau de l’Apocalypse est un Agneau blessé mais vainqueur de la mort. Oui, de la mort jaillit la vie.

Ce mystère pascal concerne non seulement le Christ, mais il s’adresse à nous également. Nous sommes le peuple du Passage. Avec le Christ, nous sommes invités à traverser la Mer et à cheminer avec lui jusqu’à la Jérusalem céleste. « Avec le Christ, vivons le grand passage, avec le Christ, donnons notre vie » (H 139), pouvons-nous chanter à l’ouverture du Triduum pascal.

Ainsi, nous nous rassemblons chaque dimanche pour « célébrer le jour où le Christ est ressuscité d’entre les morts » (PE II). Et au cœur de la prière eucharistique, après le récit de l’Institution, nous proclamons ce mystère de la foi :

Nous rappelons ta mort, Seigneur Jésus, nous célébrons ta résurrection, nous attendons ta venue dans la gloire. (Anamnèse n° 1)

Dire ou chanter ?

Peut-on se contenter de “dire” ce mystère pascal ? La résurrection n’appelle-t-elle pas toujours le chant de l’Alleluia de Pâques ? Ce n’est pas nécessairement sur le mode de l’Alleluia de Händel ; cela peut être aussi celui de l’Alleluia grégorien de la Veillée pascale ! Mais quel que soit la forme choisie, célébrer la mort et la résurrection du Christ ne demande-t-il pas toujours un acte de chant dont il faudra sans doute préciser la nature ?

De même, comment répondre à l’invitation du prêtre à proclamer le mystère de la foi si ce n’est pas une acclamation chantée qui traduit notre joie de faire mémoire de la mort et de la résurrection du Christ ?

Le texte de l’Exultet au début de la Veillée pascale peut-il être simplement récité ?

Exultez de joie, multitude des anges, exultez, serviteurs de Dieu, sonnez cette heure triomphale et la victoire d’un si grand roi. […] Réjouis-toi, mère Eglise, toute parée de sa splendeur, entends vibrer dans ce lieu saint l’acclamation de tout un peuple.

Et un peu plus loin encore, celui qui proclame cette louange pascale “dira” :

Vraiment, il juste et bon de chanter à pleine voix et de tout cœur le Père tout-puissant, Dieu invisible, et son Fils unique, Jésus Christ, notre Seigneur.

Il va de soi que le mystère pascal se chante ! Remarquons que ce passage que nous venons de citer rappelle le début de la Préface que le prêtre est invité à “dire” chaque dimanche au début de la prière eucharistique : « Vraiment il est juste et bon de te rendre gloire, de t’offrir notre action de grâce toujours et en tout lieu… » L’action de grâce peut-elle se contenter d’un texte parlé ? N’appelle-t-elle pas toujours la cantillation ? Certaines Préfaces invitent d’ailleurs explicitement au chant : « Vraiment, il est juste et bon de te chanter louange et gloire, à toi, Seigneur, Père d’infinie bonté. » (Préface n° 1 de la Prière eucharistique pour des circonstances particulières)

De même, à la fin des Préfaces, c’est maintenant le peuple en union avec les anges et tous les saints, eux qui ne cessent de chanter la gloire de Dieu dans l’éternité, qui est invité à chanter d’une seule voix : « Saint ! Saint ! Saint, le Seigneur, Dieu de l’univers. »

Le mystère pascal se chante aussi dans la liturgie de la Parole dans laquelle le Christ est également présent comme le dit la Constitution sur la liturgie : « Il est là présent dans sa parole, car c’est lui qui parle tandis qu’on lit dans l’Eglise les Saintes Ecritures. » (S.C. n° 7). Et plus particulièrement le mystère pascal se chante au moment du psaume qui est notre réponse à la Parole de Dieu que nous venons d’entendre. Le psaume, peut-il se concevoir en dehors d’un acte de chant, au moins celui de la cantillation ? Le psaume, n’appartient-il au “Livre des louanges” ? Et la louange ne s’exprime-t-elle pas toujours par le chant ?

Les rites de communion sont aussi un haut lieu de l’expression du mystère pascal. La fraction du pain nous renvoie au soir de la Cène et au récit des Pèlerins d’Emmaüs. Dans ce geste, nous reconnaissons le Seigneur ressuscité, victorieux de la mort. Et le partage du pain nous donne d’avoir part au Corps du Christ en Eglise. Nous tous qui avons part au même pain, nous devenons le Corps du Christ ressuscité ; nous devenons un peuple de frères en Jésus Christ. Nous sommes donc invités à nous approcher de la table du Seigneur « en chantant », comme le disait un chant ancien : « De la table du Seigneur, approchons-nous en chantant : Jésus Christ, Seigneur, alléluia ! » (D 80). Nous pouvons donc exprimer notre joie de recevoir l’eucharistie , de partager un même pain qui fait de nous un seul Corps, en chant un processionnal de communion, qui accompagne notre démarche à ce moment-là :

Voici la pain partagé qui fait notre unité, voici le Corps du Christ !

Recevez le Corps du Christ, devenez le Corps du Christ ! (D 14-42)

Le Missel romain nous propose aussi rendre grâce en chantant une hymne après la communion. La forme hymnique, elle-même, appelle le chant. Il est inconcevable de réciter une hymne – soit en dit en passant, cela vaut aussi pour le Gloire à Dieu, qui, lui aussi, est une hymne qui figure dans les rites d’ouverture de la messe – : une hymne, cela se chante et toute l’assemblée y participe d’une seule voix. Nous pouvons rendre grâce pour « ce sacrement de l’amour, signe de l’unité, lien de la charité » (SC n° 47) par une hymne eucharistique. Par exemple :

Dieu qui nous mets au monde Pour engendrer le tien,

Nous partageons le pain Où notre vie se fonde.

Si toute chose passe Et porte en soi sa mort,

Que nous soyons le corps Heureux de rendre grâce ! (C 128)

Ou une hymne d’action de grâce comme par exemple :

Avec ta croix montrant le prix de l’homme,

Avec ton nom qui défie l’Adversaire,

Avec ta mort pour racheter la nôtre,

Avec la vie comme un fruit de ta mort.

Nous accueillons ta grâce, nous rendons grâce à Dieu. (YD22-37-1)

Chanter le Mystère pascal au fil du temps

Ce mystère pascal que nous célébrons chaque dimanche se déploie également tout au long du temps, celui de l’année liturgique. Les différents temps liturgiques nous en montrent différentes facettes, mais toutes restent axées sur la fête de Pâques :

Chaque semaine, au jour qu’elle a appelé « jour du Seigneur », elle [Notre Mère la sainte Eglise] fait mémoire de la résurrection du Seigneur, qu’elle célèbre encore une fois par an, en même temps que sa bienheureuse passion par la grand solennité de Pâques. Et elle déploie tout le mystère du Christ pendant le cycle de l’année, de l’incarnation et la nativité jusqu’à l’ascension, jusqu’au jour de la Pentecôte, et jusqu’à l’attente de la bienheureuse espérance et de l’avènement du Seigneur. (SC n° 102)

Nous sommes donc aussi invités à chanter ces différents aspects du mystère du Christ. C’est notamment une des fonctions du chant d’entrée qui ouvre la célébration eucharistique. D’une certaine manière “il donne le ton”. C’est d’ailleurs la fonction de la stance d’un tropaire, forme d’un processionnal d’ouverture. Prenons par exemple celle-ci qui introduit à la messe du jour de Noël, ainsi que le refrain :

Verbe de gloire,

Fils bien-aimé du Père,

le silence a recouvert

ton nom d’éternité :

tu viens demeurer parmi nous.

La Vierge Mère t’appelle : Jésus, Emmanuel !

Ô merveilleux échange ! Mystère de l’amour :

Jésus, nous demeurons en toi ! (FX143-2)

Chanter le Mystère pascal : un acte rituel et symbolique

Sans doute peut-on célébrer sans chanter et une des Préfaces du Missel romain y fait allusion : « Tu n’as pas besoin de notre louange, […] nos chants n’ajoutent rien à ce que tu es. » Cependant le texte nous dit aussi « c’est toi qui inspires de te rendre grâce […], nos chants nous rapprochent de toi. » (Préface commune n° IV). N’oublions pas que ce que nous avons à exprimer nous dépasse largement. Nous ne pouvons “parler” du mystère pascal qu’en le célébrant de manière rituelle et en faisant appel au langage des symboles. Tout dans la liturgie relève d’un langage symbolique, ou, pour le dire autrement, d’un langage poétique. Nous ne sommes donc pas dans un usage utilitaire des mots : nous les employons au mieux pour qu’ils nous ouvrent à un « au-delà » qui demeurera toujours un mystère pour nous. Un mystère riche de sens que nous n’épuiseront jamais totalement.

Le chant nous permet donc d’exprimer ce mystère de manière symbolique et de nous rapprocher de l’inaccessible que nous ne connaîtrons vraiment nous-mêmes que lorsque nous aurons effectué avec le Christ le passage, notre Pâque, vers la vie éternelle.

Le chant, et plus particulièrement la cantillation, va donc donner un statut à la parole et mettre en évidence sa dimension symbolique, voire poétique. Cette parole, qui n’est pas mienne, je l’expose en l’objectivant pour que sa dimension symbolique puisse jouer pleinement, laissant chacun se situer en elle avec ce qu’il est, sans exercer de pression sur lui. Evidemment que dans la vie de tous le jours, nous ne chantons pas une salutation, un dialogue, mais lors que nous sommes en célébration, nous ne sommes pas dans la vie de tout les jours et le chant de cette salutation ou de ce dialogue le signifie. Il suffit de lire l’analyse que Goffredo Boselli, frère de Bose, fait du dialogue de la Préface dans Vivre le temps comme histoire du salut. L’intelligence spirituelle de la Prière Eucharistique IV, pour se rendre compte que l’on ne peut “bâcler” celui-ci dans un simple échange parlé.

« Le Seigneur soit avec vous. Et avec votre esprit. » Celui qui préside, et l’assemblée en premier lieu, se reconnaissent l’un et l’autre objets de la bénédiction du Seigneur, et ils le font en déclarant que le Seigneur est au milieu d’eux. Dominus vobiscum, en effet, n’est pas un souhait vague mais, comme Shalom, c’est le salut biblique par excellence qui porte en lui toute l’intensité de l’annonce de la bénédiction…[1]

Pour exprimer le mystère pascal, toute notre liturgie devrait être chantée ! Ainsi nous approcherions avec révérence de ce mystère qui dépasse ; nous irions dans l’unité avec nos frères mais aussi avec les anges et les saints vers Celui qui nous appelle à renaître de sa Vie dans son Royaume éternel.

Philippe ROBERT

  1. E. Bianchi et G. Boselli, L’Evangile célébré, Lessius, 2018, p. 57-58.