Le chant et la musique dans la liturgie ne cessent de poser questions. Trop souvent aujourd’hui, nous avons le sentiment que les chants sont plutôt insérés dans la liturgie qu’issus de celle-ci, nécessités par la nature même de la célébration. Sans doute convient-il de réinterpeller la célébration eucharistique elle-même pour qu’elle nous rappelle ce qu’elle attend des différents actes de chant qui la constituent pour qu’ils fassent d’elle un lieu d’hospitalité à nos diverses intériorités.

Le chant, un élément fondamental de l’acte liturgique

Qui se rend à la liturgie byzantine comprend d’emblée que le chant est un élément fondamental de celle-ci. Pas de liturgie sans chant ! Encore faut-il s’entendre sur le sens du mot “chant”. Il ne s’agit pas de chants au sens où nous l’entendons, à savoir des pièces constituant un en-soi, la plupart du temps de forme “couplet-refrain”, qui sont introduites dans l’action liturgique. Il s’agit d’un “chant continu” avec ses moments tantôt plus développés, plus lyriques, tantôt réduits à un simple récitatif. C’est cet acte de chant, qui consiste à “réciter” un texte sur quelques notes, que l’on désigne par ce terme “cantillation”1. Celle-ci est la base du chant de cette liturgie et sans doute de toute liturgie comme nous essayerons de le montrer ci-dessous.

La liturgie, un langage reçu

La célébration liturgique est un langage particulier, un langage qui nous est donné pour pouvoir exprimer le sens profond du mystère que nous célébrons. Ce langage, constitué de gestes et d’actions symboliques accompagnés de quelques paroles pour en orienter le sens, nous ne l’inventons pas à chaque fois que nous célébrons : nous l’avons reçu. Il nous est transmis de génération en génération. Ce langage nous est donc offert et nous avons la possibilité d’y trouver l’hospitalité, chacun avec ce que nous sommes. Il nous accueille. Si nous le voulons, il nous prendra par tous les sens pour nous conduire là où nous ne pensions pas aller. C’est la force et la richesse d’un tel langage, qui est d’ordre poétique, que de permettre à chacun de s’y situer avec sa propre histoire, ses propres intériorités, et d’entrer peu à peu dans l’union des coeurs et des voix pour former « le grand corps d’humanité du Christ ressuscité » (D. Rimaud).

La cantillation est un élément de ce langage symbolique qui constitue la liturgie. Elle vient renforcer cette dimension poétique du langage liturgique.

La cantillation objective le langage liturgique

Qu’est-ce que la cantillation ? Elle consiste en un acte chanté dont l’élément premier est la parole. Cantiller se situe entre le parler et le chanter. Ici la parole est émise sur une corde de récitation. « Un élément rythmo-méloqiue intervient, mais afin de mieux faire ressortir le texte par une stylisation mélodique et rythmique de l’accent, de l’accentuation et de tout l’ensemble de la phrase.2 » Elle renforce la mise à distance de la parole ; elle l’objective. Cette parole que je cantille n’est pas mienne. Je n’en suis que le « porte-parole ». La cantillation devrait éviter la projection de ses propres sentiments dans l’acte de chant. Elle crée une certaine neutralité de celui-ci. Elle “retarde” aussi l’émission de la parole et permet ainsi de lui donner un autre statut que simplement une parole de communication, d’information. La parole est exposée pour elle-même :

Il s’agit avant tout d’un rite, d’une proclamation, d’un lyrisme verbal et non pas d’un acte musical dans le sens moderne, c’est-à-dire un pur art des sons. La cantillation est l’art de proclamer la parole d’une façon “élevée”3.

Le chant naît de la cantillation

C’est la cantillation qui donne naissance au chant. Certaines cantillations, elles-mêmes, deviendront plus ornées. On ne cantille pas la Préface qui ouvre la prière eucharistique comme on le ferait pour une simple oraison. Le ton devient plus orné. Il en est de même pour l’Exultet chanté à l’ouverture de la Veillée pascale. Remarquons aussi que la psalmodie se pratique sur le mode de la cantillation et c’est du ton psalmique que sortira l’antienne, d’un caractère plus mélodique. Ainsi en sera-t-il du psaume responsorial de la messe. Son antienne a un aspect plus lyrique tout en gardant un lien avec le ton, plus sobre, du psaume. Un autre exemple tout aussi caractéristique d’une cantillation qui donne naissance à un récitatif plus orné est le passage de la Préface au Sanctus. Le Sanctus XVIII grégorien reste un modèle du genre. Tout d’abord, il s’enchaîne sans heurt à la cantillation qui le précède. C’est d’ailleurs elle qui suscite une réponse chantée, qui sera celle de l’assemblée au président de celle-ci. Ensuite, si nous analysons la mélodie de ce Sanctus, nous voyons que sa base mélodique reste proche d’une cantillation. Simplement, celle-ci est plus ornée, car l’action rituelle, à ce moment, demande plus de lyrisme. En effet, il s’agit de chanter d’une seule voix avec les anges et les saints les merveilles que le Seigneur fait pour nous. Notons aussi que la mélodie de ce Sanctus ne s’achève pas sur une tonique conclusive. Au contraire, la note finale invite à la reprise de la cantillation pour la poursuite de la prière eucharistique. Un autre usage d’une cantillation un peu plus ornée est le Gloria XV.

La célébration eucharistique : un ensemble de variations sur la cantillation

Revenons à la liturgie byzantine. Celui qui y assiste fréquemment découvre des points de repère grâce au chant. Même sans voir l’action qui se déroule et sans en comprendre le texte, il peut savoir où l’on en est seulement par l’écoute du chant. En effet, celui-ci varie en fonction de l’action liturgique qui s’accomplit. Tantôt l’auditeur perçoit le récitatif simple d’une ecténie4, tantôt un récitatif plus orné pour la proclamation de la Parole, tantôt encore une mélodie plus développée pour le chant d’un tropaire ou d’une autre élément structurant de cette liturgie, par exemple le triple Ἅγιος ὁ Θεός, ἅγιος ἰσχυρός, ἅγιος ἀθάνατος, ἐλέησον ἡμᾶς, qui se chante avant la cantillation de l’Epître et de l’Evangile.

Le chant est donc par lui-même signifiant de l’action liturgique en cours. Il en était de même dans la tradition de la liturgie latine, ce que l’on appelait « La grand-messe chantée », et il peut en être encore aujourd’hui dans la célébration eucharistique en français. En effet, celle-ci se caractérise aussi par une grande variété de formes de chants allant du simple récitatif à une mélodie beaucoup plus développée.

Les formes du chant liturgique au cours de la messe

Il est intéressant de parcourir l’ensemble de la célébration eucharistique dans son déroulement temporel pour se rendre compte que celle-ci nous propose ses propres formes de chants, qui structurent l’action rituelle.

Les rites d’ouverture

Laissons provisoirement le chant d’ouverture pour constater que la célébration commence par un dialogue. Il est le premier d’une longue série, qui viendront ponctuer les principales articulations de la célébration. Par exemple, nous retrouvons un dialogue avant la proclamation de l’Evangile, un autre au début de la Prière eucharistique, un autre encore au moment de partager la paix avant la communion et un dernier au début du rite d’envoi. Il va de soi que ces dialogues doivent être chantés ! Ils sont le lien entre l’assemblée et son président ; ils témoignent aussi de l’unité vocale des fidèles assemblés, symbole de leur unité ecclésiale qui reflète l’unité du Corps de celui qui les rassemble, le Christ ressuscité.

Vient ensuite une autre forme, celle de la litanie pénitentielle. Qu’elle soit tropée5 ou non, le modèle de la litanie est simple et binaire. A une invocation proposée par un soliste répond une intercession « Seigneur, prends pitié ! ». Avant le développement mélodique, c’est la régularité rythmique qui importe. Il faut entrer dans le mouvement litanique qui suppose l’alternance. Cette litanie peut être introduite par un invitatoire de type « récitatif » et elle sera conclue par une intercession du prêtre, elle aussi cantillée, à laquelle l’assemblée répond : Amen.

Le chant qui suit est celui du Gloire à Dieu. Cette fois, nous sommes en présence d’une forme hymnique. Une hymne non strophique, mais en prose. Un chant de louange chanté pour lui-même, qui constitue sa propre action rituelle.

Cette première partie, à savoir les rites d’ouverture, s’achève par la cantillation d’une oraison, appelée « collecte », à laquelle, une nouvelle fois, les fidèles répondent d’une seule voix : Amen.

La liturgie de la Parole

Si autrefois on avait coutume de cantiller l’ensemble des lectures, il n’y en avait alors que deux, on pourrait aujourd’hui réserver cet acte musical au seul Evangile. Mais avant celui-ci, nous avons le chant du psaume dont la forme habituelle consiste en une alternance entre un refrain, aussi appelé antienne, destiné à l’assemblée, et quelques strophes cantillées sur un ton ad hoc par un psalmiste. Nous avons également une acclamation, celle de l’Evangile, qui est, tantôt Alléluia, tantôt un autre texte prévu aux différents dimanches du carême et durant la Semaine Sainte. Cette acclamation peut être mélodiquement très développée, surtout en ce qui concerne l’Alléluia, mais elle peut aussi être une mélodie assez sobre. Tout dépendra aussi du fait qu’il y ait ou non une procession de l’Evangile. Cette acclamation est donc un chant qui, cette fois, accompagne un rite. Elle comporte un verset qui sera au moins cantillé sinon mélodiquement traité en style « verbo-mélodique », c’est-à-dire soutenu par une mélodie qui épouse le rythme du texte et ne lui impose pas une carrure comme dans la musique métrique. La proclamation de l’Evangile se conclut à nouveau par un dialogue : Acclamons la Parole de Dieu – Louange à toi, Seigneur, Jésus.

Sans en faire une priorité, on pourra chanter le Symbole des Apôtres, de préférence d’ailleurs au Credo de Nicée-Constantinople. Tout comme le Gloire à Dieu, ce chant est ce que l’on peut appeler un « grand chant », c’est-à-dire un chant dans lequel l’assemblée a le temps de s’installer et de vivre un véritable moment de chant unanime. Notons aussi que chanter pareil texte en permet la mémorisation surtout si l’on ne change pas constamment de mélodie !

La liturgie de la Parole s’achève alors par une nouvelle litanie, celle de la prière d’intercession, appelée aussi prière universelle. Si, aujourd’hui, cette prière est avant tout dite avec intervention d’un bref refrain après chacune des intentions, il ne faut pas oublier qu’elle s’inspire des prières litaniques du Vendredi saint. La prière du Pape Gélase reste aussi un modèle entièrement chanté. Nos prières universelles peuvent donc légitimement adopter la cantillation pour la proposition d’intercession, suivie d’un bref refrain mélodiquement plus développé.

La liturgie eucharistique

La seconde partie de la célébration liturgique, celle que l’on nomme la liturgie eucharistique, s’ouvre, tout comme la première partie de la messe, par une procession, celles des offrandes. Évoquons à nouveau le rite byzantin. Dans celui-ci, cette procession est accompagnée d’un chant, le Chérubikon. Notre chant français C 54bis, Toi seul est saint, s’en inspire. Le texte de celui-ci donne bien le sens de cette procession et souligne l’entrée dans la célébration du mystère de la Pâque. D’autres processionnaux des offrandes sont possibles à condition qu’ils expriment le sens de l’action rituelle qui est en cours. Avant l’entrée dans la prière eucharistique, la préparation de la table se conclut par une nouvelle oraison cantillée, celle sur les offrandes, qui, à nouveau, s’achève par l’Amen de tous.

Nous avons déjà évoqué ci-dessus le dialogue d’ouverture de la prière eucharistique suivi de la cantillation de la Préface et du chant du Sanctus qui s’y enchaîne. Toute la prière eucharistique pourrait se poursuivre sur le mode de la cantillation. Le Missel romain n’a proposé une cantillation que pour certaines parties de celle-ci, parties qui varient d’une prière à l’autre mais qui comprennent toujours le récit de l’Institution6. Celui-ci est immédiatement suivi par une acclamation au Christ ; l’acclamation d’Anamnèse chantée par toute l’assemblée en réponse à une invitation du président de l’assemblée, « Proclamons le mystère de la foi ». Toute la prière eucharistique s’achève par la cantillation d’un dialogue fondamental, une doxologie dont Amen vient ratifier l’ensemble de la prière eucharistique.

Les rites de communion

La transition vers les rites de la communion se fait par la cantillation d’une monition qui conduit à la prière du Notre Père, elle aussi, chantée sur le mode « récitatif ». Celle-ci s’achève par la cantillation de l’embolisme, qui conduit à une nouvelle acclamation doxologique. Viennent ensuite le dialogue qui invite au partage de la paix et une nouvelle litanie, celle de l’Agneau de Dieu, qui dure aussi longtemps que dure la fraction du pain. Nous sommes donc ici à nouveau en présence d’un chant qui accompagne un rite. Une fois la communion du prêtre achevée, débute alors le processionnal de communion.

Comme nous pouvons nous en rendre compte, trois processionnaux sont présents dans la célébration eucharistique. Chacun accompagne une procession ; celle de l’entrée, celle des offrandes et celle de la communion. Ils correspondent aux Introïts, Offertoires et Communions de la liturgie latine. Les textes de ces processionnaux sont généralement des psaumes. C’est pourquoi, au début de la liturgie en langue française, ils furent remplacés par ce que l’on a coutume d’appeler les « Psaumes-Gelineau ». Mais dès 1968, une nouvelle forme de chant, inspirée de la liturgie byzantine, fut proposée. Il s’agit du Tropaire dont la base est également psalmique. Ce qui caractérise cette forme, c’est notamment la “stance”, à savoir, au début et à la fin du chant, la présence d’un développement de l’antienne qui sert de refrain pour nous introduire plus profondément dans le sens du mystère célébré. Hélas, cette forme ne s’est guère répandue bien qu’elle réponde tout à fait à la fonctionnalité rituelle que l’on attend d’un chant qui doit accompagner une procession.

Les rites d’envoi

La messe se termine par la cantillation de l’oraison de communion et les rites de conclusion composés de trois dialogues chantés : un souhait, une bénédiction et une formule d’envoi.

Ce que nous venons de présenter ici assez brièvement, c’est-à-dire sans entrer dans tous les accommodements possibles de certains rites, par exemple celui de l’Acte pénitentiel, est le modèle « idéal » d’une célébration eucharistique chantée, dans laquelle le chant est un des éléments constitutifs fondamentaux. Autrefois, on aurait parlé de « Grand-Messe » par opposition à la « Messe basse » ou « Messe lue ». On ne peut que s’étonner de la place occupée par la cantillation qui, selon différentes formes, demeure présente tout au long de la célébration, comme le véritable lien entre tous les actes de chants présents dans celle-ci.

Pourquoi ce modèle n’est-il pas appliqué aujourd’hui ?

Autrement dit, pourquoi en est-on arrivé à un modèle de liturgie eucharistique où l’élément “texte” a plus d’importance que le chant ? Où celui-ci apparaît souvent comme une pièce rapportée et non comme pleinement ancré dans l’action rituelle.

Il y a plusieurs raisons à cela, mais la principale me semble être le fait que le chant en français est entré dans la liturgie en langue vernaculaire par la porte de la “Messe lue”. En effet, jusqu’à Vatican II (1963), le seul chant liturgique autorisé était le chant en latin, principalement le chant grégorien. Les nouveaux cantiques en français n’étaient autorisés qu’au cours de la “Messe lue”, comme cela se pratiquait depuis longtemps. A partir de 1946, c’est-à-dire la date de publication du premier recueil de Gloire au Seigneur, on a assisté à un renouvellement du cantique en ce qui concerne tout d’abord le souci des textes, que l’on voulait en connexion plus étroite avec l’action liturgique, et également de la musique. On eut aussi le souci que ces cantiques soient en lien avec l’année liturgique. Mais on en restait toujours à la forme “cantique”, à savoir à la forme “couplet-refrain” ! Les seuls chants qui s’inspiraient des processionnaux de la liturgie latine étaient, comme nous l’avons dit ci-dessus, les psaumes de J. Gelineau, qui furent d’ailleurs abondamment utilisés jusqu’en 1968, moment où un nouveau style musical fit son apparition : la “musique rythmée”. Notons cependant que ces “Psaumes-Gelineau” avaient aussi une forme “couplet-refrain”, mais le langage musical différait beaucoup de celui du cantique, notamment par la cantillation des versets psalmiques.

Au moment de la musique dite “rythmée”, l’accent musical fut mis plutôt sur le style musical à utiliser en liturgie, que sur l’adéquation des formes du chant liturgique à l’action rituelle. Conjointement à cette tendance, les prêtres chantèrent de moins en moins les dialogues, les acclamations, les oraisons…, bref l’ossature d’une messe chantée comme le rappelait en 1968 le document Musicam Sacram . Les réflexions sur les formes musicales et leur rapport avec l’action rituelle se poursuivaient dans certains milieux, mais n’eurent guère de véritable impact sur les pratiques paroissiales. En témoignent, par exemple, l’absence de la forme tropaire et la tendance à transformer tous les chants de la messe en forme “couplet-refrain”. Aujourd’hui encore, le débat se situe plus au niveau des musiques et des textes comme des “en-soi” plutôt que de l’adéquation, et du texte, et de la musique, à l’action rituelle elle-même.

Un autre élément qui a sans doute joué en défaveur de la “Messe chantée” fut l’apparition de l’animateur. Partant d’une bonne intention, celle de favoriser le chant de l’assemblée et de lui faire apprendre peu à peu le nouveau répertoire en français, on est tombé dans l’excès. “L’animateur de chants”, dont on peut encore s’interroger aujourd’hui sur l’efficacité et les conditions de son rôle, a pris de plus en plus de place parmi les acteurs du chant dans la célébration. La préoccupation première était et demeure toujours de “faire chanter”, d’animer l’assemblée au nom d’une “participation active” demandée par le Concile, mais bien souvent mal interprétée. Il va de soi que la forme musicale qui favorise cette participation active, et surtout la plus connue et pratiquée par les assemblées, est la forme « couplet-refrain », même si la forme litanique a connu, elle aussi, quelque succès.

Plutôt que de favoriser l’animateur, n’aurait-il pas fallu privilégier la fonction de “chantre”, à savoir celui qui exerce une fonction de chant avant un rôle d’animation. En effet, il revient au chantre d’assurer les parties chantées qui ne sont pas destinées à l’assemblée, parties qui peuvent aussi être confiées à un petit groupe choral (voir PGMR n° 104). Par exemple, le verset de l’alléluia, les tropes s’il y en a, les versets du psaume si l’on ne dispose pas d’un psalmiste, les parties alternées avec l’assemblée, dans le Gloire à Dieu s’il est composé de la sorte… La tendance aujourd’hui est de revenir au “chantre-animateur”7.

Telle fut donc la situation qui se mit en place à partir des années 70 et qui ne fit que se développer par la suite : une amplification de la forme “couplet-refrain”, des animateurs pour la mettre en place et exercer une pression de plus en plus importante sur la participation de l’assemblée ; un abandon progressif du chant par le clergé. Finalement, la célébration eucharistique se réduisit à un ensemble de textes entrecoupés de chants. On en vint à “chanter pendant la messe” et à ne plus “chanter la messe” !

Une réaction : la musique d’André Gouzes

Au début des années 70 un dominicain de Rangueil, André Gouzes, réagit aux déviances du chant liturgique que nous avons évoquées ci-dessus. Influencé par la tradition byzantine, il voulut retrouver une « liturgie chantée », une « Grand-Messe », et il y arriva. Cependant le choix musical d’une musique essentiellement harmonique, c’est-à-dire qui nécessite la polyphonie, ne va pas sans poser problème. Peu de paroisses peuvent en effet disposer d’un choeur à quatre voix mixtes ! De même, pour mettre ce chant en place correctement, il faut de bons chantres, notamment pour assurer la rythmique, la « déclamation du texte », et des prêtres qui sachent cantiller. Deux denrées qui se firent de plus en plus rares dans les années qui suivirent les débuts de cette Liturgie du Peuple de Dieu !

Un engouement pour le chant des Communautés nouvelles

On ne peut nier que, depuis une bonne dizaine d’années, le chant des Communautés nouvelles s’est de plus en plus répandu dans les paroisses. Il semble répondre aux attentes de beaucoup de fidèles, qu’ils soient jeunes ou plus âgés. Ceux-ci connaissent ces chants de mémoire et s’y sentent très à l’aise même si l’on reproche à bon nombre de ces chants des maladresses prosodiques, un langage musical assez basique, une écriture compositionnelle teintée de fautes harmoniques, une écriture rythmique dont l’interprétation est quelques fois approximative, des textes qui privilégient la relation duelle entre le croyant et Dieu… bref, de nombreux défauts dus, bien souvent, au manque de professionnalisme de ceux qui les composent.

On peut aussi remarquer, et les protagonistes de ce répertoire le reconnaissent eux-mêmes, que ces chants sont principalement axés sur la louange et sur l’adoration. Le lien entre le chant et l’action rituelle au sens où nous l’avons présenté ci-dessus n’est pas une préoccupation première. De même beaucoup de ces chants ne sont pas prévus pour un moment précis de l’année liturgique.

Force est de constater que ce répertoire renforce la distance entre la liturgie et le chant qui devrait  en naître, le chant dans sa fonction de munus ministeriale. Nous ne sommes pas loin des cantiques dévotionnels qui, autrefois, étaient chantés au cours de la “Messe basse” tandis que le prêtre accomplissait les rites requis pour valider la messe.

Le lien entre les chants et la liturgie célébrée

Le choix d’un répertoire de chants pour la célébration eucharistique n’est pas étranger à la conception théologico-liturgique que l’on a de celle-ci. En effet, ce n’est pas neutre que d’opter pour des chants qui mettent en avant l’idée d’un « Peuple de Dieu » qui célèbre afin de devenir par la célébration eucharistique le Corps du Christ ressuscité, ou de privilégier des chants qui renforcent la dimension duelle entre le fidèle et son Dieu ! L’idée fondamentale de Vatican II était que le chant soit le plus connexe possible à l’action liturgique et qu’il favorise ainsi la participation du peuple à celle-ci. Qu’en est-il lorsque l’on choisit des chants qui apparaissent plutôt comme parallèles à l’action liturgique qu’ancré dans celle-ci ? Participation active, oui, mais à quel type de liturgie ? A quelle conception eucharistique de celle-ci ?

Retrouver par le chant une liturgie hospitalière

Nous qui représentons mystiquement les chérubins,
et qui chantons à la Trinité l’hymne trois fois saint qui donne la vie,
écartons les soucis terrestres
pour recevoir le roi de tous,
escorté invisiblement par les cohortes angéliques.
Alleluia ! (Chérubikon – Hymne des Chérubins)

Comme nous le dit cette hymne des Chérubins au début de la liturgie eucharistique dans la tradition byzantine : « écartons les soucis terrestres pour recevoir le roi de tous. » La liturgie est là pour nous accueillir tels que nous sommes mais aussi pour nous transporter vers un ailleurs, vers “l’Au-delà de tout” dans le mystère de la mort et de la résurrection du Christ. Nous y venons avec notre propre histoire, nos goûts, nos individualités, nos propres intériorités. La liturgie est-elle là pour nous renvoyer, tel un miroir, une image de nous-mêmes ou pour nous faire vivre un passage, une Pâque, avec tout le peuple assemblé ?

Lorsque nous entrons en liturgie, nous franchissons un seuil, non seulement en traversant le proche de l’église, mais aussi par le chant d’ouverture. Voulons-nous retrouver dans le chant les mélodies et les harmonies de nos habitudes, celles qui nous rassurent, celles dans lesquelles nous nous reconnaissons, ou acceptons-nous d’être désinstallés, conduits dans un univers qui fera peut-être advenir « l’inouï » ? Le chant propre de la liturgie, celui qui remplit son rôle de munus ministeriale, à savoir le service de l’action liturgique telle que nous l’avons décrite ci-dessus, peut et doit jouer cette fonction. Nous savons que la mise à distance de l’autre est la condition pour que s’invente un langage qui permet d’aller à sa rencontre. Loin de rechercher uniquement la fusion, le chant liturgique, qui est de l’ordre symbolique, doit donc aussi créer de la distance pour devenir un langage entre tous les membres de l’assemblée et le Tout Autre.

La force de la musique est de pouvoir créer de tels liens. La musique se présente avant tout comme un lieu social où nous allons à la rencontre de l’autre et, réciproquement, dans le respect mutuel de chacun. Chanter le dialogue d’ouverture, c’est déjà reconnaître qu’un autre nous attend, nous accueille. La mise à distance se crée mais elle est d’emblée comblée par le dialogue chanté entre le président de l’assemblée et celle-ci. Nous prenons aussi immédiatement conscience que nous ne sommes pas seuls mais que nous sommes entourés d’autres fidèles avec qui nous sommes appelés à former un peuple, celui qui est venu pour faire mémoire de l’Alliance qu’il a conclu avec son Dieu.

Toute la célébration liturgique ne cessera de symboliser ce dialogue d’Alliance entre Dieu et son peuple, notamment par les formes du chant rituel.

Musicalement, il semble que la question du style importe moins que la structure formelle des compositions et le contenu textuel des chants. Sans doute les diverses musiques du monde peuvent-elles trouver leur place dans la liturgie à condition qu’elles se laissent “informer” structurellement par la nature même de la liturgie.

En guise de conclusion

Si l’on veut que le chant et la musique liturgiques contribuent à faire de la liturgie une piété moderne, sans doute faut-il retourner aux sources de la Tradition du chant liturgique chrétien afin de leur permettre de jouer leur rôle de langage hospitalier pour tous ceux qui participent à l’action liturgique. Langage qui, tout en respectant la diversité des membres de l’Eglise, les rassemble en une seule voix, en un seul Corps, pour les initier au Mystère du Christ qui est célébré.

La Parole demeure première. Elle est objectivée par la cantillation et magnifiée par un développement lyrique de celle-ci.

Cette vision du chant et de la musique liturgique est celle du Concile Vatican II et des années qui l’ont suivi avant qu’elle ne connaisse un détournement par une affluence de cantiques gérés par des animateurs d’assemblée parfois trop envahissants. Il nous faut peut-être reprendre la réflexion là où elle fut laissée et retrouver peu à peu les véritables formes de chants rituels de la liturgie, ainsi que leur mise en oeuvre par des acteurs compétents et qualifiés.

Le chant et la musique liturgiques pourront alors, non pas annihiler les voix foisonnantes de nos diverses intériorités, mais les cristalliser en une seule voix et nous mettre à l’écoute de la voix qui, dans le silence, nous dit : « Viens, passons sur l’autre rive », là où retentit le Cantique nouveau, le Cantique de l’Agneau.

Philippe Robert

1 Le terme “cantillation” est récent. C’est un néologisme pour désigner le “récitatif liturgique” et distinguer celui-ci d’autres récitatifs, ceux de l’opéra par exemple.

2 Don L . Agustoni, La cantillation des lectures et des prières dans la messe, dans Le chant liturgique après Vatican II, Fleurus, coll. Kinnor, 1966, p. 81.

3 Idem, ibidem.

4 L’ecténie est une prière de supplication, une litanie.

5 C’est-à-dire précédée d’un texte qui amplifie le sens des mots “Seigneur” ou “Christ”. Voir Ph. ROBERT, L’Abécédaire du chant liturgique, Editions Saint-Augustin, 2001, p. 104-106.

6 Sans doute est-il regrettable de ne pas avoir, officiellement, poussé plus loin la recherche d’une Prière eucharistique entièrement cantillée avec acclamations de l’assemblée afin de lui donner son véritable caractère de prière de louange.

7 Sur cette question du “Chantre-animateur”, voir Ph. Robert, Chantre liturgique, une fonction à redéfinir, dans Vatican II et les Traditions du chant chrétien, Colloque de Strasbourg, mai 2013 (Actes à paraître).